L'ÉVASION

 

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Mise à jour le 08-déc.-2003.

 

 

 

L'ÉVASION

VEILLÉE D'ARMES ET SORTIE NOCTURNE

Après bien des vicissitudes il était possible le samedi 29 Mars 1941 de déboucher dans la nuit. Ce 29 Mars bénéficierait d'un changement de lune qui garantissait l'obscurité la plus complète et à cette époque de l'année les nuits sont longues ; le temps était maussade et couvert, il avait tendance à la pluie, facteurs favorables à la réalisation de notre sortie du tunnel.

D'autre part le samedi avait été choisi parce qu'il correspondait à un relâchement relatif du service de garde. Une partie de la garnison était absente pour la soirée, des soldats allemands avaient des permissions pour se rendre au village d'HOYERSWERDA. Il y avait donc près du camp des allées et venues qui pouvaient troubler le silence de la nuit ce qui nous serait favorable.

Vingt quatre officiers devaient sortir par équipes la nôtre, en tête. BOUTEILLER et MOURA effectuaient le dernier travail pour la sortie à l'air libre Notre équipe sortirait en rampant dans l'ordre : BOUTEILLER, MOURA, DAMIDOUX et MOI, à cinq minutes d'intervalle.

Les autres équipes derrière, un Officier restant devait fermer la trappe d'entrée, le dernier sortant devait dissimuler le trou de sortie de façon que d'autres officiers utilisent le tunnel ultérieurement. Mais il avait été nécessaire de prendre des mesures draconiennes pour éviter que les resquilleurs ne vinssent se glisser dans notre tunnel avant nous, car d'autres avaient donné suite à leur projet de tunnel et en avaient construit un qui se dirigeait vers la baraque 40 pour rejoindre le nôtre que nous avons dû faire garder nuit et jour, même après les pourparlers d'accord avec les concurrents.

C'était le soir, à la tombée de la nuit, peu après vingt heures que nous devions nous introduire dans le tunnel tout équipés.

Dans ces dernières heures du jour je me rendis chez le Colonel MEUNIER et je lui annonçai que je tenterais de partir ce soir. Je lui explique très vite notre plan. Nous nous embrassons tandis qu'il me souhaite de ne pas me revoir ici. Je sentirai longtemps la chaleur de son accolade…

Je vais aussi dire au revoir à mon ami le Capitaine VIRIEUX qui crânement m'avait gardé mes marks pour le cas où découvert par les ALLEMANDS comme chef du réseau d'évasion j'aurais été fouillé.

Je rejoins ma baraque, je prends part au dernier repas comme si rien n'était, m'efforçant de ne pas attirer l'attention de mes commensaux habituels, les bons camarades : le Commandant BOURGEOIS, responsable de la baraque, le Commandant RAMEL, les Capitaines DUMAS et PLANCHE. Ils avaient dû cependant voir que tout l'après-midi j'avais arrangé mes affaires. Sitôt après le dîner au lieu d'aller à la prière à la chapelle, je me couche sur mon lit, prétextant une fatigue légère, tandis que tous les camarades s'en vont de divers côtés… Quand le vide s'est fait dans la baraque, je vais voir mon cher Adjoint le Capitaine DUBIEN, seul de mes Officiers à connaître ma décision ; je lui dis de distribuer après un certain délai les affaires personnelles que je laisse. Quelques mots d'amitié à certains de mes Officiers sans rien leur dire.

DUBIEN m'aidera à porter mon petit paquetage à la baraque 38 dès que l'obscurité sera venue.

A 20 H 30, nous nous glissons de baraque en baraque, sans incident jusqu'à la baraque 38. C'est alors à nouveau, un au revoir grave et ému. Nous nous serrons fraternellement la main, d'un serrement que seuls les vrais amis peuvent se donner dans les grands moments. Il me dit en me souhaitant de réussir " Combien cela me fait quelque chose de vous voir partir mon Colonel ". Un mot d'encouragement pour lui et le Régiment. Je lui ai promis d'aller voir sa famille à PAU.

Le lendemain il viendra de bonne heure pour effacer toute trace, récupérer mon manteau et mon calot dans la travée de la baraque 38 d'où part le tunnel.

Dans la travée de BOUTEILLER, un discret remue-ménage avant que les Officiers de la baraque soient couchés. DAMIDOUX arrive à son tour, calme énergique, décidé comme à son habitude. Il est l'heure, nous ouvrons la trappe, je me recommande au Seigneur du fond de mon âme et sans la moindre appréhension pour ma part, nous descendons dans le trou l'un après l'autre.

Il est 20 H 45.

Et maintenant pas de sensibilité.

En avant à corps perdu dans l'aventure.
 

L'AVENTURE

Nous nous sommes introduits dans l'ordre prévu. Nous étions tête à queue à nous toucher, recroquevillés à quatre pattes poussant notre barda devant nous. Le mien était une grosse sacoche de cuir bourrée de vivres : des biscuits, 40 morceaux de sucre, une plaque de chocolat, une poignée de dattes ; et puis des chaussettes, une serviette, une carte de LORRAINE, un nécessaire de toilette y compris le rasoir, des brosses à effets et à chaussures. Tout ceci absolument indispensable, car pour circuler inaperçu dans les trains il faut être toujours rasé, brossé, ciré, en un mot très convenable et très propre comme les Allemands. Il y avait en outre mes pièces d'identité, ma carte d'officier français, ma plaque de prisonnier de guerre. Nous avions revêtu des vêtements civils et pour éviter de les salir au contact de la terre, nous avions mis par-dessus des salopettes de toile. Personnellement j'avais revêtu une vieille vareuse que j'avais décousue aux manches et dont j'avais refermé les coutures avec des ficelles lâches laissant beaucoup d'aisance.

J'avais recouvert mes brodequins de grosses chaussettes couvrant le bas de mon pantalon jusqu'à mi-mollet pour que le frottement du sol n'érafle pas mes souliers. J'était énormément couvert sur moi, deux tricots, deux paires de chaussettes…

L'ouverture du tunnel devait être achevée théoriquement vers 23 H. Nous attendions tous avec impatience ce moment dans le souterrain où nous avions très chaud et où l'air devenait pénible à respirer.

Nous avions eu une émotion ! Nous avions entendu sur nos têtes le lourd passage d'une patrouille allemande dans la baraque. Le plancher résonnait de leurs pas. Les Allemands étaient si bruyants que nous avons un instant pensé qu'ils savaient quelque chose et que nous avions donné l'éveil en rampant dans la rainure faite sous ce plancher…

Nous redoutions d'être pris ridiculement comme des rats dans une piège. Puis le silence vint et nous avons entendu tomber la pluie avec joie. La pluie amie et complice qui obligeait les sentinelles à s'abriter.

Le temps nous paraissait long dans cette chaleur étouffante. Brusquement vers minuit et demi une bouffée d'air frais, d'air frais !…

Le souterrain était ouvert.

LA FUITE

La sortie commence à une heure. Mes camarades d'équipe partent silencieux à quelque intervalle l'un de l'autre en rampant. Puis mon tour de sortir arrive. Je passe la tête par l'orifice et glisse collé au sol après avoir attendu que les deux sentinelles allemandes qui surveillaient le réseau et qu'il était très difficile de distinguer se soient éloignées ensemble au maximum. Je continue à ramper sur le sol en portant ma sacoche avec les avant-bras et la poignée dans les dents.

Un coup de projecteur systématique m'obliges à rester immobile un très court instant, puis après avoir fait cinquante mètres à plat ventre dans la nuit j'ai rejoint à toute vitesse mes trois camarades au rendez-vous fixé.

De là tous les quatre nous nous sommes éloignés rapidement du camp, à travers champ jusqu'à un ruisseau où nous avons pu nous débarrasser de nos salopettes.

VOYAGE EN ÉQUIPE

De ce point, nous devions aller à pied jusqu'à PROSCHIM HEIDEMUHL (Proschim-Haidemül au nord-ouest de Hoyerswerda), gars de bifurcation située à seize kilomètres à vol d'oiseau d'HOYERSWERDA. Les premières équipes avaient pris les gares les plus éloignées pour laisser celles toutes voisines aux dernières sorties.

Nous n'avions pas de carte, mais d'après quelques renseignements recueillis auprès des Officiers du service de santé qui avaient fait des promenades aux abords du camp, nous connaissions les villages voisins et nous savions que notre gare était une bifurcation où nous trouverions plusieurs trains dans la matinée.

Sous la pluie, marchant tantôt sur des voies ferrées, tantôt dans des laies forestières, tantôt encore à travers champs, légèrement enneigés, nous sommes arrivés vers 6 H 30 du matin à une grande route nous conduisant à la gare qui était à 1 kilomètre environ.

La nuit était complète, nous étions pleins de terre et nos pantalons étaient mouillés. Les souliers noirs de mes coéquipiers étaient gris de sable. Nous avions en cours de route bu l'eau des sillons des champs et mangé de la neige. Nous n'étions cependant pas fatigués. Nous avons pu nous nettoyer sommairement. J'ai enlevé le bas qui protégeait mes souliers et mon pantalon et je me suis trouvé très propre, mais il n'en était pas de même de nos deux marins. DAMIDOUX a une pèlerine noire imperméable de la garde Républicaine qui est trop grande pour lui ; la pèlerine de mon fils est trop courte pour moi, nous échangeons l'un contre l'autre.

Pas de difficultés pour obtenir nos billets pour COTBUS (Cottbus), petite ville au Sud de BERLIN.

Nous sommes montés dans le train sans trop attirer l'attention bien que le Colonel DAMIDOUX et MOI, nous ayons surpris un regard très soupçonneux de l'aiguilleur de la gare. Nous étions seuls sur le quai et il n'y avait pas de voyageurs dans ce train.

Nous sommes arrivés à COTBUS le dimanche 30 Mars vers 8 heures. Nous voulions continuer en train tout de suite sur HALLE, mais dans la grande salle de la gare nous avons constaté que notre tenue attirait les regards si bien que nous avons décidé de nous éloigner et d'aller nous nettoyer dans un endroit favorable.

PREMIÈRE ÉMOTION SÉRIEUSE

La ville traversée, nous sommes arrivés en marchant par deux à un bouquet de sapins dans un parc paraissant fort propice à nos désirs. Nous étions entrain de nettoyer nos souliers et nos bas de pantalon tout en mangeant des biscuits français lorsque des petites filles de onze à douze ans nous aperçurent et se sont esquivées en courant, l'air soupçonneux. Elles se sont dirigées vers l'entrée d'un village tout proche tout en se retournant à plusieurs reprises. Nous avons eu conscience que l'éveil était donné et que nous allions être pourchassés à brève échéance.

Le Colonel DAMIDOUX me dit que seul " un coup de culot " nous ferait éviter la capture et qu'en les suivant et traversant le village derrière elles, nous donnerions le change. Je lui donnai mon accord entier et malgré quelques réticences de nos deux marins nous emboitâmes le pas des enfants dont la contenance devint moins assurée en nous voyant les suivre.

À l'entrée du village, j'entamai une conversation en Allemand avec le Colonel DAMIDOUX qui parla à très haute voix de façon à être entendu par des personnes d'un certain âge qui se trouvaient de l'autre côté de la route. Les petites filles leur dirent en Allemand :

" - Ce sont peut-être des prisonniers ".

On leur répondit :

" - Ils sont trop vieux ".

Les enfants insistèrent en disant :

" - Peut-être des Officiers ".

Il leur fut répondu :

" - Ils n'en ont pas l'aspect ".

Après cela, tranquillisés, nous avons continué à marcher par deux, tout droit sous un dernier regard des gosses. Mais il est certain que nous avions été imprudents en mangeant sans précaution nos biscuits de la Croix-Rouge que les enfants avaient sans doute vu dans un kommando de soldats français prisonniers de leur village et qu'elles nous avaient ainsi identifiés sans heureusement pouvoir l'exprimer clairement ce qui nous aurait perdus. Notre équipe de quatre était lourde et exigeait beaucoup de prudence.

Nous avons poursuivi notre marche pendant plusieurs kilomètres traversant encore deux villages et rencontrant encore en cours de route de nombreux groupes de jeunes gens ou de jeunes filles à bicyclette qui allaient à une fête de jeunesse. Nous saluions quelques uns d'entre eux d'un " HEIL HITLER " avec le bras levé pour détourner tout soupçon ce qui réussit parfaitement, même auprès de gens en uniforme, sans doute des pompiers de villages. Vers 11 heures, nous sommes parvenus dans une très grande étendue de fondrières et de bruyères dans lesquelles nous avons pénétré profondément pour nous reposer, nous nettoyer à fond et manger quelque peu.

À treize heures environ, après ces diverses opérations, nous avons repris notre route à travers bois par un très beau temps et après avoir traversé deux localités soit quelques kilomètres de marche nous avons atteint, vers 14 H 15 sur la grande ligne de HALLE, la gare d'une localité au S.O. de COTBUS, ce qui nous évitait de repasser dans cette ville. L'employé nous délivra nos quatre billets sans sourciller et à 14 H 20 nous partions installés dans un compartiment de 3ème classe d'un " Personnenzug " avec peu de voyageurs. Il se remplit d'ailleurs en cours de route. Vers 17 H, nous sommes arrivés à HALLE dans un flot d'Allemands paisibles rentrant de la campagne.

DEUXIÈME ÉMOTION

Nous débarquons dans une gare remplie de troupes, de drapeaux, de délégations avec musique militaire. Notre inquiétude fut très grande. Nous avons appris, mêlés à la foule des voyageurs de notre train qu'il s'agissait de la réception de Monsieur MATSUOKA, le Ministre Japonais de passage en ALLEMAGNE. Notre mine nous faisait craindre d'être vite repérés dans cette brillante cérémonie et nous avons décidé de sortir de la gare au plus vite, ce qui fut fait non sans émoi, car la cour extérieure était peuplée de policiers " Schupos " en bel uniforme. Nous avons franchi ce passage et marché tout droit, par deux le long d'une interminable avenue, rencontrant beaucoup d'Allemands endimanchés dont parfois les enfants nous regardaient bizarrement.

Après un certain trajet, nous sommes revenus à la gare pour voyager toute la nuit en direction de l'ouest. Un train partant à 19 heures devait nous conduire à CASSEL, puis un autre à FRANKFORT, un troisième à MAYENCE où nous serions au début de la journée.

DEUXIÈME VOYAGE - CONTRE TEMPS

Nantis de billets sans difficultés, nous étions installés, calmes et somnolents dans la quasi obscurité d'un train de nuit omnibus, lorsqu'une femme en uniforme contrôleur du train, nous annonce en regardant nos billets que notre train n'allait pas le dimanche jusqu'à CASSEL, mais s'arrêtait à NORDHAUSEN vers minuit, et que de là nous n'avions pour CASSEL qu'un train à 3 H 30 du matin. Cet arrêt de trois heures dans la nuit dans une petite ville inconnue était pour nous peu recommandé. Il fallait aviser.

En arrivant à la gare, nous avons vu qu'elle était trop peu importante pour que nous puissions y séjourner tous les quatre sans attirer les soupçons de la " Schuts police " dont deux représentants surveillaient le hall d'entrée. Aussi nous avons immédiatement décidé d'aller chercher dans la ville un refuge pour les heures d'arrêt. Nous avons alors déambulé à travers cette ville dont les derniers habitants donnant signe de vie étaient à cette heure tardive, des soldats et leurs petites amies chuchotant dans la nuit. Sans attirer l'attention, nous avons franchi successivement le même cours d'eau tumultueux et bruyant, en deux points différents, puis atteignant la limite de cette petite ville, nous avons trouvé en traversant un passage à niveau, une piste longeant des voies ferrées d'un côté et bordée d'un haut mur de l'autre.

Ce mur dessinait un rentrant à angle droit prononcé avant une porte que nous devinions dans l'obscurité de la nuit. La neige tombait légèrement avec quelque vent. Plus loin des wagons de marchandises stationnaient épars le long des voies. Ce coin semblait inhabité. Nous y étions arrivés non sans faire un peu de bruit. L'endroit choisi n'ayant qu'un seul accès me parut peu propice et j'en fis part au Colonel DAMIDOUX qui lui aussi trouva que c'était une vraie souricière, mais de nos deux marins qui avaient travaillé toute une nuit à ouvrir le tunnel et abattu près de 30 kilomètres, MOURA avait très mal aux pieds. Il avait parcouru cette longue distance comme s'il marchait sur des aiguilles, sans cependant avoir émis la moindre plainte. BOUTEILLER peu précautionneux discuta à voix presque haute en français, pour faire adopter cet endroit comme abri. Tous les quatre accroupis au pied de ce mur, enveloppés de nos manteaux, nous avons somnolé après avoir mangé quelques biscuits. Dans la nuit je fis part de bruits insolites que je croyais entendre mais sans convaincre mes camarades. De l'autre côté de la voie ferrée, à une heure d'intervalle passa un cycliste de ronde dont la bicyclette était éclairée à l'avant d'un feu blanc, à l'arrière d'un feu rouge. À chaque passage, une porte s'entrebâillait très légèrement montrant qu'il y avait de la lumière dans un local vis à vis de nous, peut-être un wagon servant d'abri à un poste. J'avais entendu, à deux reprises aussi à près d'une heure d'intervalle un léger sifflement comme celui d'un oiseau migrateur. Cela me parut bizarre.

ARRESTATION - FIN DE L'ÉQUIPE

Brusquement, vers 2 H 30 du matin j'ai entendu que quelqu'un arrivait vers nous. Le temps de dire :

" - Cette fois-ci, c'est pour nous ".

qu'un homme en uniforme longeait le mur et d'un coup de pinceau de lampe électrique éclairait nos quatre silhouettes tapies dans la nuit. Tous les quatre, nous nous sommes levés. L'allemand nous dit :

" - Que faites-vous ici ? "

Le Colonel DAMIDOUX lui répond dans l'allemand le plus correct :

" - Je suis allemand, je ne nomme SCHROEDER, je conduis à MAYENCE trois ouvriers belges qui étaient avec moi à la foire de LEIPZIG pour y travailler. Nous avons un gros travail urgent, nous avons des billets de chemin de fer jusqu'à CASSEL venant de COTBUS. Nous avions trois heures d'arrêt à NORDHAUSEN dont nous repartons à 3 H 58 pour CASSEL. Voici mon billet. À cette heure tardive et pour quelques heures il n'était pas possible d'aller à l'hôtel, aussi nous avons préféré marcher dans la ville avant de repartir ".

L'allemand prend les billets, les examine, nous les rend et demande :

" - Pourquoi n'êtes-vous pas allés à la salle d'attente ? "

DAMIDOUX :

" - Nous voulions marcher un peu pour nous dégourdir les jambes ".

L'Allemand réplique :

" - Avez-vous des papiers sur vous ? "

DAMIDOUX :

" - Non, je les ai oubliés, dans ma chambre à COTBUS, mais ce que je vous dis est vrai, je suis un bon allemand et je conduis à MAYENCE trois ouvriers belges ".

L'Allemand répondit :

" - Je vous crois, mais il est de mon devoir de vous demander de me suivre au bureau pour vérifier vos dires ".

Tous, mornes, passifs, nous nous sommes levés et nous avons suivi l'Allemand en uniforme…

Il reprit le chemin par lequel nous étions arrivés. En cours de route, il parlait avec le Colonel DAMIDOUX. Brusquement j'entendis le Colonel DAMIDOUX lui dire :

" - Nous sommes des prisonniers échappés la nuit dernière du camp d'HOYERSWERDA ".

SEUL

Alerte et poursuite.

Mon sang ne fit qu'un tour ; sans chercher à parler à mes camarades pour éviter de donner l'éveil, je décidai brusquement de fuir seul. Je pensais que DAMIDOUX, qui avait réussi à s'évader pendant la guerre 1914 - 1918 mais avait fait trois mois de prison après l'une de ses quatre tentatives pour avoir fait à la police de fausses déclarations, avait voulu nous voyant pris, éviter une sanction très grave cette fois-ci.

À aucun prix je ne voulais aller au bureau d'où nous ne sortirions plus que captifs.

Je perdrai la chance exceptionnelle de m'évader, mais je n'avais aucune possibilité d'avertir DAMIDOUX. Je décidai de fuir seul…

Alors silencieusement, dans la nuit opaque en m'écartant sur le côté d'un pas, avec la plus grande circonspection, je gagne quatre pas, dix pas en avant, puis plus vite…toujours en avant parce que si l'allemand s'apercevait de mon départ il regarderait en arrière…

Tout à coup, lorsque j'étais à vingt ou trente pas de mes camarades, dans cette rue bordée d'arbres, j'ai entendu dire en allemand :

" - Mais vous étiez quatre ".

J'ai cru entendre prononcer mon nom déformé :

" - MONN, MONN ".

J'accélère le plus possible en surveillant la route et filant à toute vitesse vers la gare.

J'évite un cycliste qui ne me voulait sans doute rien, en tournant autour d'un kiosque.

Je franchis successivement les deux ponts du torrent et après avoir dépassé un repère que j'avais soigneusement noté à l'aller, je me dirige vers la gare. Mais l'obscurité de la ville si sombre ne me permit pas de la distinguer.

Cependant, je suis sûr après quelques tâtonnements qu'elle se trouve au bout d'une rue dans laquelle avec force précaution je m'engage.

Je m'immobilise soudain dans un recoin de mur car je viens de voir qu'au bout de la rue, à environ cinquante centimètres au-dessus du sol, scintille un feu rouge de bicyclette. " Ne sont-ce pas les Allemands qui m'ont devancé à la gare " ? Car pendant que je décrivais un arc de cercle à travers la ville ils ont pu se rendre directement à la gare en supposant que je pourrais aller prendre le train de 3 H 38 dont ils avaient vu le billet. Je reste tapi dans l'ombre, raclant de la main la neige fraîche sur les murettes et les balustrades pour me désaltérer. Je méditais sur ce que je devais faire lorsque tout à coup sous la neige, j'entends comme des claquements d'armes automatiques. Je tends l'oreille : aucune alerte aérienne. Que pouvaient être ces bruits ? Au bout d'un instant, le long de l'allée bordée de gros arbres qui longe le torrent je vois apparaître une auto tout éclairée de gros phares à l'avant et six à sept feux à l'arrière circulant avec vacarme et éclairant la rue au passage. Par prudence je m'agenouille derrière un arbre dans la neige, et elle passe sans me voir.

Après ces alertes je pense que la gare est gardée, que je ne peux y rentrer par la porte. Je veux, pour prendre le train y rentrer quand même, mais par les voies. Il faut donc chercher dans la nuit, les accès aux voies par les abords de la gare. Je commence ma recherche immédiatement, mais dans une rue dont le petit pavé fait résonner mon talon ferré, j'entends inopinément d'une fenêtre ouverte mais non éclairée d'une villa, une ombre qui m'interpelle du rez-de-chaussée :

" - Que faites-vous dehors, c'est l'alerte : Alarm… ! "

Je file sans répondre. Plus loin dans une autre rue déserte, je vais croiser une autre personne attardée lorsque je l'entends pénétrer précipitamment dans une porte en retrait sur le trottoir opposé. Je reste immobile pendant quelques minutes. Je l'entends chercher en vain m'a-t-il semblé à ouvrir une porte. Je quitte alors la rue tout en réfléchissant à ces incidents lorsque à nouveau l'auto bruyante et lumineuse surgit, me croise, sans me voir car je me m'étais tapi le long de la rive du torrent. Toujours cherchant les accès extérieurs de la gare, je m'approche d'une très vaste porte en fer à plusieurs battants, que je voyais coupant de sa tache noire la régularité d'un mur. Je la tâte de la main lorsque soudain je me trouve un instant éclairé par le rayon lumineux d'une lampe électrique portée sur la poitrine d'un gardien dans une guérite à plusieurs mètres de moi. Avant qu'il m'ait distingué et apostrophé j'avais déjà pris du large d'un bond rapide poursuivant mes recherches. Enfin vers quatre heures, je trouve à côté de la gare des petits bâtiments avec jardinets entourés de palissades en planches hautes d'environ deux mètres derrière lesquelles passe la voie ferrée. Je ne peux les franchir. Je me rapproche alors davantage de la gare qui a deux grandes palissades à claire-voie beaucoup moins hautes et distantes de 7 à 8 mètres l'une de l'autre. J'arrive à les escalader toutes les deux par-dessus les portillons et à 4 H 30 du matin (le 31 mars) je suis dans l'intérieur de la gare de voyageurs sans avoir été vu.

Un train est rangé le long du premier quai. Je saute dedans estimant qu'il fallait mettre le plus tôt possible de la distance entre ces lieux et moi. Mais j'ai un billet pour CASSEL (Kassel) ; parlant l'allemand avec mon accent étranger très accusé, je voulais éviter de parler à un contrôleur. Je demande à des personnes âgées qui sont dans un compartiment si le train est pour CASSEL. On me répond :

" - Nein, ERFURT ! "

d'un ton tel que je m'esquive très rapidement. Je descends après un salut hitlérien et je me retrouve sur le quai. Un employé est là. Je lui demande :

" - Le train pour CASSEL ? "

Réponse :

" - Parti depuis une heure ".

Je demande à nouveau :

" - Le suivant ".

Réponse :

" - À midi vous avez le temps ! "

et il s'esclaffe d'un rire qui secoue son gros ventre. Je répondis :

" - Merci bien ; oui, j'ai le temps ".

Le problème est alors de rester dans la gare sans être vu et sans sortir du quai. Il y là des waterclosets importants. Je les examine, ils ont des portes en bois avec de bon verrous. Je m'y enferme de quatre heures 1/2 à midi. J'avoue que les dernières heures de cette attente m'ont été très dures par la lutte que j'ai dû livrer dans le plus grand silence contre le froid et contre le sommeil.

VERS LE RHIN

À midi un train omnibus arrive bondé de voyageurs. Je saute dans un compartiment et j'arrive à CASSEL vers 15 heures après un voyage au cours duquel mon attitude silencieuse et à l'écart me faisait examiner de temps à autre par un forestier en uniforme.

Dans l'heure qui suit, un train part sur FRANKFORT sur le MAIN par GIESSEN où je dois changer. J'arriverai vers 23 heures à FRANKFORT. Il fait un temps splendide, mais je ne me sens aucun goût pour le tourisme. Je prends un billet pour MAYENCE, le jeune homme du guichet a un accent incompréhensible, mais tout se termine bien. Deux demis de bière brune qui nourrit un peu, absorbés à la salle d'attente, un journal nazi et…en route. Le train se remplit vite de gens rentrant chez eux après leur travail et d'écoliers de 15 à 17 ans, wagon à couloir central comme dans le métro. Je suis dans mon coin ; tout autour de moi des jeunes gens sortent chacun le même sandwich de pain noir, bien proprement empaqueté et le mangent sans hâte et sans bruit, sans plaisir semble-t-il. Chacun paraît discipliné, propre, correct, sans effort comme par nature.

Le train part… Ils lisent, parlent, jouent sans chahuter ni troubler qui que ce soit. La discipline allemande a déjà marqué de son empreinte tout ce jeune monde, ce qui n'est pas désagréable d'ailleurs pour le voyageur, mais ce qui porte à réflexion et à comparaison avec notre pays.

UNE ÉMOTION

Le voyage se déroule ainsi, lorsque je surprends une conversation d'un employé de chemin de fer encore jeune, replet, l'œil noir et intelligent qui parle à une dame d'allure très correcte qui est avec un petit enfant de quelques années. Ils sont dans le compartiment voisin du mien et l'homme me regarde fièrement et dit :

" - Ils ne s'arrêtaient pas quand on criait : " HALTE LÀ, ou je tire ! " ils avaient des sacoches à main, pleines de vivres, semblables à celle-ci, "

et il indiqua de la main ma serviette en cuir placée sur le porte-bagages. La dame se retourna et regarda. Dissimulé derrière mon journal nazi le " Wolkishe Beobachter " (observateur du peuple) déployé largement à son écran, je prends l'air le plus souriant et le plus inoffensif que je puisse avoir en lisant. Et l'affaire en reste là…Je tremble que les jeunes gens eussent des soupçons ; cela m'aurait perdu. Trois stations plus loin, l'homme descendit et la dame peu après. Je retrouvai alors toute ma sérénité.

Parvenu à la station où l'on rejoignait la ligne de BERLIN FRANKFORT, je changeai de train et pris un rapide. Il fait nuit : dans mon compartiment deux hommes conversent entre eux sans s'occuper de moi. À FRANKFORT, je finis par trouver dans l'obscurité quasi totale de l'immense gare le train pour MAYENCE. Je monte dans un wagon presque vide, à l'autre bout une vieille dame. En route elle vient m'adresser la parole. Je réponds que je suis enroué et ne peux parler. Elle s'en va. Je n'aurai plus à faire à elle jusqu'à l'arrivée de MAYENCE où elle revient me réveiller pour me demander si c'est bien la " Haupt Banhof " de MAYENCE (la gare principale). Je réponds affirmativement, bien qu'en étant à peine sûr vu l'obscurité totale qui y règne.

Cependant le renseignement est exact et je descends peu après elle. Elle m'a rendu un grand service sans le savoir, sans elle j'aurais continué à dormir. Il est minuit environ.

MAYENCE - 3ème NUIT À LA BELLE ÉTOILE

Le hall de la gare est désert à cette heure, deux à trois policiers en casques, à mine peu sympathique, me regardent. Je file au tableau de départs des trains. Dans la journée du 1er Avril à 4 h 18 KAISERLAUTERN par LUDWIGSHAFEN train omnibus. Voilà mon affaire. Quatre heures à passer. Ayant tenu garnison à WIESBADEN, je me souviens d'un parc vers le cimetière auprès duquel nous passions pour aller manœuvrer. Je file par le pont sur la voie ferrée à droite de la gare en sortant. Quelques gens attardés, très rares, dans la ville obscurcie.

Après avoir buté dans un planton à un carrefour de route je trouve un abri près du cimetière, sur une espace de terrasse (en terre) plantée d'arbres et surplombant le trottoir. Je m'assois, adossé au tronc d'un gros arbre devant une fabrique de monuments funéraires et veillant dans le silence, je passe mes trois heures d'attente ne souffrant que du froid aux pieds. Dans la nuit passent rondes sur rondes de cyclistes et d'autos, sans doute de défense aérienne du territoire.

Le franchissement du Rhin n'a donc causé aucune difficulté. Je ne m'en étais pas aperçu dans la nuit.
 

NOUVEAU VOYAGE - VERS LA SARRE

Je rejoins la gare vers 3 H 30. Je vais aux toilettes me raser et me cirer et cela fait, je prends place dans le train qui vient de se former, bientôt envahi d'ouvriers somnolents. Nous partons, égrenant stations sur stations, ouvriers, ouvrières par paquets se succèdent. Je change à LUDWIGSGHAFFEN pour KAISERLAUTERN où vers 9 heures j'arrive sans incident.

La journée est belle. Il faut filer sur SARREBRUCK au plus tôt. Un rapide part vers 10 heures. La SARRE est proche. Je crains qu'on me demande une autorisation de voyage, qu'on ne vérifie mon identité dans les express ainsi que nous l'avait dit l'Officier Allemand du camp.

Au point où j'en suis, il faut risquer et aller très fort. Le Schupo de surveillance s'éloigne de la salle des pas perdus, l'accès du guichet dans un coin est libre. Je demande à l'employé " SARREBRUCK 3ème Rapide " prêt à filer à la moindre alerte. Vaines appréhensions, je reçois mon billet avec le supplément de rapide. Je paie. Il faut passer sur le quai. L'employé qui poinçonne les billets à devant lui une pancarte sur laquelle il est dit :

" - Tout voyageur présentera obligatoirement son autorisation de voyage en même temps que son billet ".

J'observe de près ; deux personnes passent en montrant seulement leur billet, une 3ème aussi, je fais le 4ème… me voici sur le quai. Le train arrive bondé. J'aborde le premier wagon. S'il y a contrôle des identités l'allemand méthodique a commencé par le premier ou le dernier wagon. Je monte donc dans le premier wagon. Il est plus que bondé : soldats, jeunes gens, et autres voyageurs. Je me fraie un passage jusqu'au milieu du couloir ou, mêlé aux soldats allemands, je surveille les deux accès du couloir, prêt à manoeuvrer. J'arrive à SARREBRUCK sans ennui. Temps splendide. Je sors en ville. Je me sens peu vigoureux et presque défaillant. Qu'est-ce à dire ? J'ai tout simplement oublié de manger depuis la veille où j'étais dans mes fameux cabinets de NORD HAUSEN. Il est 13 heures, cela fait plus de 24 heures. J'absorbe quelques dix morceaux de sucre, quelques biscuits, des dattes sèches, tout en marchant dans la ville. Sur les bords de la SARRE, je trouve un marché des quatre-saisons. J'y vais pour voir si par hasard, il n'y aurait pas quelque chose à acheter bien que je sois en ALLEMAGNE dont je connais la rigueur du ravitaillement. Le ciel me protège. Je trouve de succulents citrons. J'en dévore deux à pleines dents, près de la SARRE et je me sens ragaillardi comme un rugbyman à la mi-temps. Cela me rajeunit.

Ainsi dopé, je me sens prêt à affronter le premier passage difficile : la frontière de la SARRE.

 

 

PREMIÈRE FRONTIÈRE - LA SARRE

Mon projet est de franchir cette rivière pour aller à SARREGUEMINES que je connais bien pour y être venu en reconnaissance de frontière avec l'École Supérieure de Guerre. J'espère y trouver un gîte où dormir car voilà trois nuits que je ne dors pas. C'est la quatrième qui vient.

J'ai une carte Michelin de SARREBRUCK à LUNEVILLE qui me permettra de m'orienter et si je ne trouve pas un gîte en ville d'aller dans un bois voisin m'y mettre à l'abri et me reposer.

Après réflexion je pense y aller par le train sarrois. Je pars à la gare de SARREBRUCK et après consultation des indicateurs j'obtiens un billet non pour SARREGUEMINES, mais pour la dernière station sarroise, GROSS NIERDERSTROFF. Au buffet, je bois deux demis de bière coup sur coup.

Arrivé à destination tout le monde descend et va vers la SARRE. À pied dans la foule je vais au pont qui mène à SARREGUEMINES. La SARRE coule à pleins bords. Pas une embarcation sur les flots. Le pont normal détruit est en reconstruction avec des prisonniers français gardés par des soldats allemands. Le pont du chemin de fer est intact, mais viaduc élevé ; passage à tenter la nuit au mieux s'il n'est pas gardé ce que je ne peux savoir. Un pont de fortune à côté du pont détruit. Il est barré par une perche et un gendarme. Comment passe-t-on ? Devant moi, deux dames ; elles parlent au gendarme qui soulève la barre et les laisse passer sans papier. Je vais me risquer mais la prudence exige une vérification. Deux individus arrivent, parlementent ; ils exhibent des papiers et vont à la guérite…

Immédiatement je fais demi-tour et par la route je marche 5 à 6 kilomètres pour reprendre un train vers SARREBRUCK où j'arrive à 18 heures.

J'abandonne mon itinéraire par SARREGUEMINES mais je veux quitter la SARRE le soir même et je repars à pieds par la route de SARREBRUCK à METZ par FORBACH. J'irai à FORBACH avec grande précaution pour ne pas m'y faire prendre ; car FORBACH passe parmi les prisonniers pour être un piège, tant il y a de police, de douane et de gestapo. Je file sur la route, cherchant la ligne SIEGFRIED. En effet, à SARREGUEMINES, j'avais la SARRE devant moi et derrière la fameuse ligne. Ici, c'est l'inverse, la SARRE, je l'ai franchie dans la ville, mais la ligne SIEGFRIED que me réserve-t-elle ? Je la cherchais lorsque, voyant au loin des hauteurs de SPICKEREN-FORBACH où passe la frontière entre LORRAINE et SARRE. J'imaginais que cette ligne ne devait plus être bien loin. Je regarde au bord de la route, un remblai et j'aperçois camouflées en vert, jaune, orange, les fameuses dents de scie que je connaissais par les photos de l'" ILLUSTRATION ".

Pas de postes, pas un gardien, satisfaction ! Je quitte la route réputée très surveillée. À travers champs, je file vers le monuments de 1870. Après quelques instants de tourisme j'y arrive : le panorama est splendide ! Quelle amertume derrière, des tombes nouvelles et des travaux de campagne. Des champs lorrains. Deux kilomètres environ à travers le bled. Un chemin sur lequel marche un homme seul. Il a une longue moustache grise et une casquette à visière longue, style français. Je l'aborde et lui parle en allemand. Mais voyant ma casquette nazi, il est prudent. Je le mets en confiance en continuant en français. Il me donne de précieux renseignements.

" - FORBACH plein de police, séjour dangereux. En cherchant bien vous trouverez de braves gens, pour y aller le tramway de SARREBRUCK à FORBACH, train ouvrier du soir, jamais les identités n'y sont contrôlées.

" Spikeren gardé par des gardes forestiers nazis, arrêté sûrement ". En arrière dans les autres villages, aucune surveillance ".

Je le quitte. Il s'éloigna de moi assez anxieux rebroussant son chemin et retournant d'où il venait, malgré l'heure qui s'avance.

Vers 17 H 30, je prends le tram indiqué et j'arrive à FORBACH un quart d'heure avant la nuit débarquant avec les ouvriers devant la caserne centrale de la Schupo, juste au moment où passait un détachement d'autos de la Lutwaffe qui filait à pleins moteurs vers SARREBRUCK. Les Schupos ne s'inquiétaient que de bien faire libérer le passage et ne vérifiaient aucune identité.

Rapidement, je reconnais la gare, petite, vétuste et l'entrée de la route vers METZ. La nuit vient, je rencontre allemands sur allemands. Le séjour prolongé risque d'être dangereux. Je veux dormir cette nuit, mais il faut trouver des accointances. Je cherche…

 

 

UNE NUIT DE REPOS DANS UN LIT

Dans le quartier le moins riche, j'aborde un Lorrain facilement repérable car il a un pantalon d'uniforme en drap bleu avec liseré rouge. C'est un facteur. Il me dit d'aller à la cure qui n'est pas loin. FORBACH est très espionné ajoute-t-il.

J'arrive à la cure, je gravis les quelques marches du perron et je frappe. On m'ouvre. Un vicaire. J'explique qui je suis, ce que je fais. Il est totalement affolé et me dit qu'il ne lui semble pas possible que je reste à la cure, que la gestapo était dans la maison à côté et il tremblait en pensant qu'elle aurait pu me voir entrer ici. Survient le Curé, Monsieur l'Abbé STOCK, jeune, dynamique, ancien prisonnier de guerre libéré, par les allemands en qualité d'Alsacien Lorrain considéré comme DEUTSCH STAMMIG (de race allemande) ; mis au courant il m'invite à prendre une collation et me dit que s'il est impossible que je passe la nuit chez lui il va me trouver un gîte sûr. Il me fera conduire à la tombée du jour avant le couvre feu. Ce qui fut fait avec grande prudence à la sortie d'une prière à l'église. Je suis hébergé dans une chambre très confortable chez un boulanger, Monsieur GRAFF, Madame GRAFF m'installe et je la préviens que je partirai demain avant l'aube, très discrètement, que personne ne m'aura vu chez eux. Je dormis profondément et au matin après un excellent et reconstituant petit déjeuner que Madame GRAFF m'apporte et je quittai mes hôtes si généreux si chrétiens et si patriotes qui couraient de tels dangers par charité.

Avant l'aube, le 2 Avril, refait et restauré sans que personne ne m'ait vu je pars dans la nuit. Il pleut. Je sais que faute d'une autorisation de voyage, je ne peux risquer de reprendre le train express qui part pour METZ à 7 H 30, mais qu'il y a un car pour la même ville à la même heure, partant devant la caserne de la SCHUPO. Il faut une autorisation. On ne la demande généralement sauf s'il y a affluence, elle sert à départager les partants. Dans les villages situés sur l'itinéraire près de FORBACH on ne demande jamais rien. Je décide d'aller au 1er village à pied : MORSBACH.

Mais sur la grande route de METZ, à la sortie de FORBACH il y a un barrage qui arrête et contrôle toute la circulation. Je me fais expliquer comment le tourner. Il y a un chemin : l'eselweg, qui passe entre la route et la voie ferrée à 300 mètres d'ici, m'a dit Madame GRAFF.

MARCHE NOCTURNE ET TOURISME EN AUTO-CAR

Dans l'obscurité je ratai ce chemin, car il était beaucoup moins loin et je filai vers SARRELOUIS… Mais à la boussole je m'aperçois que ma direction est fausse. Je reviens et je trouve mon chemin. À l'aurore j'étais dans les champs à hauteur du barrage à un kilomètre environ à droite traversant des anciens emplacements, d'avants postes français dont les réseaux de fils de fer barbelé barraient l'eselweg. Vers 7 H 30 j'étais à la HALTESTELLE des autocars de METZ à MORSBACH sous une pluie battante, au milieu de Lorrains. Le car arrive. L'employé qui porte l'insigne du parti nazi, la croix gammée, descend. Je le salue de " HEIL HITLER ". Il sourit et me donne un aller et retour pour METZ. Je m'installe, les lorrains me regardent méfiant avec ma casquette nazi qui est des plus rare ici. Je suis assis à côté d'un gros prussien qui essaie d'engager la conversation. Je lui réponds en allemand très bas, comme si j'avais une extinction de voix.

- " Je suis enrhumé, je ne peux parler qu'à voix basse ".

Il ne me dit plus rien, mais descendant du car à la station suivante il me montre du doigt à l'employé en lui disant :

- " C'est un Français ".

Je regardai cet employé en souriant et cela passa ainsi…

Je pense que c'est ma pèlerine noire imperméable de la garde qui m'avait trahi.

J'arrive à METZ après un changement de car à ST AVOLD dont le nom était changé comme tous les noms en Lorraine. Devant la gare centrale des policiers en uniforme, très nombreux ! Je me dirige vers la cathédrale dans le quartier de laquelle je dois voir une personne sûre de la part d'un de ses parents alsacien prisonnier avec moi à l'OFLAG IVD.

 

 

ESPOIR DÉCU - AIDE PROVIDENTIELLE

J'arrive chez le parent de mon ami, un pharmacien de cinquante à soixante ans. Je rentre, j'achète un produit, je le paie, le magasin est vide. Je lui tends mon carnet de poche allemand sur lequel je viens de griffonner :

- " Je tiens à parler à Mr X... de la part de son cousin Y.. de.. entretien personnel et confidentiel ".

L'homme me regarde et tremble. Il m'introduit dans son arrière boutique où seul avec lui je lui explique ma situation, mes désirs. Il est anéanti, me déclare qu'il est perdu, que je suis perdu, que la frontière est infranchissable, que nous allons être fusillés. Devant cette réception, je pars après avoir déchiré et mastiqué devant lui la page de mon carnet sur laquelle je venais d'écrire. Je lui dis :

" - Soyez tranquille, nul ne saura jamais rien de cela ".

Peut être m'a-t-il pris pour agent de la gestapo. Je n'avais rien pu obtenir, pas la moindre indication, sauf que parmi les grands libraires de METZ la plupart avait été expulsés. Je ne pouvais me procurer de cartes de la frontière. Chez l'un d'eux bien français je me présente et je ne peux rien avoir. Partout en sent l'inquiétude et le soupçon. Et cependant je ne peux aller à l'aveuglette. Puisque la classe moyenne est à ce point défaillante il me faut aviser de frapper à d'autres portes. Je file vers les quartiers plus populeux et là près de la Moselle et des abattoirs, je repère deux employés de chemin de fer, lorrains manifestement. Les suivre pendant trois cents mètres, les aborder, leur parler confidentiellement dans un cabaret sûr fut l'affaire de quelques minutes.

Devant un bouteille de vin de Lessy, petit cru de près de METZ que j'avais apprécié avant 1914, je leur dis que je voulais franchir le soir même la frontière entre Lorraine et France. Ils me disant :

" - Vous êtes trop haut placé pour nous, nous ne sommes pas capables avec nos moyens de vous aider, mais nous allons vous indiquer quelqu'un qui le pourra. C'est notre patron le chef de gare de METZ CHAMBIÈRE ".

À ce moment-là entra dans le cabaret un individu qui demanda un demi de bière en allemand. Mes interlocuteurs font signe de nous taire et de partir, ce que nous faisons sur le champ.

Il est près de midi ; ils me conduisent vers la maison de leur patron.

 

 

DEUXIÈME FRONTIÈRE ENTRE LORRAINE ET FRANCE

À un moment donné, devant une cité des chemins de fer, ils me montrent une dame qui était dans son jardin avec d'autres personnes et me disent :

" - Allez voir cette dame de notre part, on lui fera signe ".

Ainsi fut fait, je m'adresse à cette dame, elle me regarde surprise et les deux hommes lui font un signe imperceptible et disparaissent par le passage en dessous de la voie ferrée.

C'est Madame MORIOT, l'épouse du chef de gare précité. Je m'avance vers elle et elle vers moi. Rapidement je lui dis mon histoire. Elle me regarde un peu soupçonneuse, car par la suite elle me dit que je ressemblais à un véritable allemand avec mes yeux bleus, ma casquette à rabats et ma moustache avec les deux mouches comme HITLER.

Nous rentrons chez elle, je m'explique mieux et son mari arrive pour déjeuner. Ils m'invitent très simplement à leur table où se trouve leur fille et son mari Monsieur WEBER.

Monsieur MORIOT me dit :

" - Nous avons plusieurs autres militaires à passer. Ma femme ravitaille les prisonniers français qui sont en kommando à côté. Elle a failli recevoir un coup de baïonnettes l'autre jour d'un homme de garde qui l'a menacé. J'ai refusé de me reconnaître de " Souche Allemande " bien que je sois né et ait été élevé en Lorraine avant 1914, que j'ai fait mon service militaire dans l'Armée allemande à BRESLAU et que je parle et écris l'Allemand comme le Français. On m'a dit que je serais expulsé et je m'attends à l'être d'un moment à l'autre comme mon gendre et sa famille qui sont repliés de la ligne MAGINOT. Nous allons vous aider ".

Je lui dis en le remerciant que s'il était expulsé et que je réussissais mon évasion qu'il vienne chez moi et, je lui donnai mon adresse à CLERMONT-FERRAND.

À la fin du repas, il me changea mes marks en francs et je me suis trouvé à la tête de huit cents francs pour la traversée de la France. J'avais gardé trois marks pour la Lorraine de METZ.

Il me dit :

" - Pour vous qui êtes Colonel aborder NOVEANT en train n'est pas prudent, mieux vaux y aller par la route. Je vais vous prêter une bicyclette, celle de mon gendre. Je vous conduirai hors de METZ et je vous quitterai quand vous ne pourrez plus vous tromper de route, à MOULINS. Vous irez à NOVEANT chez mon parent, le Boulanger MULLER ".

Il me fait alors le plan exact du lieu.

" - Vous y laisserez la bicyclette et là vous aurez les indications sûres pour franchir la ligne ".

Ainsi fut fait.

Monsieur MORIOT et sa femme et ses enfants ont été expulsés par la suite, en quelques heures, ils ont perdu leur mobilier. Ils sont venus à CLERMONT-FERRAND. Monsieur MORIOT a été employé à la gare de CLERMONT-FERRAND, j'ai pu les faire loger et leur rendre quelques services avant mon départ pour l'ALGÉRIE. Leur fils achevait son service à TOULOUSE.

Une récompense honorifique a été accordée à Monsieur et Madame MORIOT pour leur magnifique patriotisme, menacés plusieurs fois de mort par des soldats allemands à METZ parce qu'ils aidaient des prisonniers français.

Ils ont eu la croix de guerre à la libération. Quand on compare ce dévouement, cet esprit d'abnégation et le grand risque couru à la lamentable attitude du bourgeois, on peu savoir où trouver les hommes ayant la trempe voulue pour refaire grande notre FRANCE.

Je roule vingt kilomètres en bicyclette et j'atteins NOVEANT dit " NEUBOURG ". Je trouve sans hésitation le boulanger MULLER. J'entre et les clients partis, je dis à Monsieur MULLER, le but de ma visite et les indications de Monsieur MORIOT. Je suis reçu chez de braves gens dont le père et la mère ont été expulsés dans le midi et m'accueillent avec le même dévouement simple et cordial comme s'ils ne risquaient rien.

Partout je constatais que je n'étais pas le premier qui passait chez eux, loin de là !

" - Pour celui qui est passé avant vous, me disait-on on a fait comme cela ".

Monsieur MULLER me propose alors de franchir la frontière avec lui, immédiatement.

Prenez un sac sur l'épaule, un outil et on va aller à mon jardin qui est de l'autre côté de la ligne frontière, on passera alors devant le poste qui me connaît et ne dira rien.

Mais il fallait que j'abandonne ma sacoche et je ne le voulais pas ; car dans cette sacoche, en dehors des vivres dont je pouvais me débarrasser sans arrière pensée, j'avais mes documents personnels et des objets appartenant à ma femme. Je refusais donc, et Monsieur MULLER me dit qu'on ne pouvait passer avec cette sacoche.

J'exprimai alors le désir de franchir seul la frontière cette nuit même.

Il me dit :

" - Depuis qu'une foule de jeunes Lorrains fuyant le service militaire allemand a passé la frontière en masse ici, ils ont renforcé le service ".

De nuit, douaniers et chiens sans discontinuité ; de jour observation et patrouilles.

Je dis qu'alors je franchirai la ligne peu avant la nuit. Il me donne des indications sur le système de surveillance, mais imprécises car je ne vois pas le terrain.

Il m'indique un chemin mais dans le bourg même où je suis inconnu je peux être repéré tant il y a d'allemands en uniforme, sans compter ceux en civil qui connaissent les gens du pays.

J'allège ma sacoche. Je sacrifie ma casquette nazie qui va être brûlée dans mon four et je mets ma casquette française. Il me donne du pain que je mets dans ma sacoche. Le temps commence à changer et à tourner à la pluie et je décide à me hasarder à ma reconnaissance.

Brusquement, il pleut à torrents. Le jeune patron qui a sa camionnette devant la porte me dit :

" - Sautez à côté de moi et filons voir le pays. C'est le temps qu'il nous faut ".

Arrivé hors du village, la route est absolument déserte sur 2 à 3 kilomètres, les Allemands sont groupés sous un abri on les voit de loin. Mon guide me dit :

" - Ce soir vous passerez par ce pont ".

Je lui dis :

" - Non, pas ce soir, maintenant ".

Je lui serre la main, il me demande le plus grand secret, j'emporte l'adresse en FRANCE de ses vieux parents auxquels j'ai écrit. Je file sous la pluie ayant repéré ma direction à la boussole. MULLER m'avait dit en nous séparant :

" - Faites attention que le chemin intérieur du bois longe la frontière, il ne faut donc pas le suivre ".

Après une heure de marche dans un bois de taillis épais et piquant, sur une pente raide, suant, mouillé, les mains et le pantalon complètement déchirés par une chute, j'atteins la lisière opposée. La FRANCE est en face.

Je risque imperceptiblement un œil hors du bois, j'aperçois venant vers moi, longeant la lisière un allemand paisible, sans chien faisant sa ronde. Je me tapis dix mètres à l'intérieur et j'attends qu'il m'ait largement dépassé. Je scrute à nouveau, Rien… un bond, un autre… de genièvre en genièvre. Un boqueteau, un vallon… c'est la FRANCE !

ARNAVILLE. Par un sentier, j'aborde le village bien avant la nuit heureusement, car à 21 heures la circulation est interdite.

 

 

TRAVERSÉE DE LA ZONE INTERDITE

À ARNAVILLE, je cherche à me faire héberger mais je me heurte à certaines difficultés parce que la gestapo a envoyé ses agents dans la région qui se déclarant prisonniers évadés se sont fait héberger par des gens charitables et patriotes. Quelques jours après, ces agents revenaient avec leur brassard et l'hôte était arrêté, conduit pour quelques mois en prison avec une forte amende.

En abordant le village par un sentier, à la première maison rencontrée, habite une pauvre vieille qui me dit ne pouvoir m'abriter, je la comprends. Je poursuis mon chemin vers le centre. Je rencontre quelques gosses jouant devant un jardin. Je demande le Maire, on me conduit chez lui, il est déjà presque nuit. Je le trouve seul, attablé devant un plat de veau froid et une salade de pissenlits. Il est boucher, il m'invite à partager son repas. Il est seul, par politesse je refuse et sur son insistance j'avale finalement tout le saladier et un gros morceau de viande.

Je l'en remercie. Il me fait conduire par le garde, à la nuit, chez Monsieur ADAM. J'arrive à cette maison, Monsieur ADAM exprime sa vive inquiétude car le Maire lui a déjà envoyé des prisonniers de guerre avant moi. Grâce à mes pièces d'identité, ma carte d'Officier, ma plaque de prisonnier, une lettre reçue au camp, des photos de moi en officier je lève ses soupçons et dès lors je suis généreusement hébergé, je trouve sa famille, sa femme et deux fils pour lesquels il a des craintes. Ils dînent et m'invitent, mais je refuse en remerciant et on me conduit à une bonne chambre où j'ai très bien dormi après avoir réparé la déchirure de mon pantalon de mon mieux sans grand résultat. Il est si largement déchiré au genou que pour éviter que ce soit trop visible je le serre à la cheville comme font les cyclistes.

Au grand matin, je me lève, mon hôte me donne un bon café et par son jardin qui donne directement sur la campagne par une deuxième entrée il m'oriente vers la gare d'ARNAVILLE.

Avant le jour, le 3 avril, par un chemin à l'écart du village où ma conduit mon hôte, j'aborde la station d'ARNAVILLE après une courte marche. Je prends le train de NANCY, où j'arrive avant 9 heures.

À NOVRANT, les amis de Monsieur MORIOT m'ont dit que la région d'ARBOIS était assez favorable actuellement au franchissement de la ligne de démarcation. De NANCY, c'est donc vers EPINAL, VESOUL, BESANÇON que je vais m'orienter.

Courte visite de NANCY, navrante impression de voir les uniformes verts se pavaner sur la place STANILAS.Après m'être ravitaillé en produits achetables bretzel amandes et vin je roule vers EPINAL en 3ème classe dans un train où les voyageurs montrent ostensiblement leur haine des allemands qu'ils accusent de priver le pays de tous ses vivres.

 

 

NOUVELLE ÉQUIPE

À EPINAL, changement de train. Je descends vers VESOUL. Dans mon compartiment trois hommes discutent à voix basse et me regardent furtivement de temps à autre. Drôles de mines ! Je lie conversation et je m'aperçois que les deux plus jeunes sont deux militaires de la ligne MAGINOT, prisonniers de guerre qui s'évadent. Ce sont le Caporal EBLING Henri et le Soldat NELHL Maxime, cousins germains de LONGWY, ayant leurs pères et mères dans cette ville et leurs femmes et enfants en FRANCE libre dans la Gironde. Ils travaillaient tous les deux dans les charbonnages comme prisonniers. Ils se sont chamaillés avec un sous-Officier allemand du détachement de garde et l'un d'eux a bousculé ce gradé et lui a presque arraché une patte d'épaule qui porte les insignes de son grade. Furieux, le sous-Officier les a menacés de représailles. Ils ne les ont pas attendues et se sont enfuis chez eux et puis vers la FRANCE. " Ce n'est pas sans amertume, me disent-ils que nous voyons les allemands chez nous ; un jour nous espérons que l'on les chassera et nous préférons être de l'autre côté pour être de ceux qui les bouteront dehors ".

Le troisième, avait environ 45 ans, père de famille nombreuse, il est bûcheron et travaillait dans la forêt d'EPINAL où il eut aussi maille à partir avec les allemands et pour cela voulait mettre entre eux et lui la ligne de démarcation.

Les militaires en passant à LONGWY pour dire au revoir à leur vieux parents s'étaient fait établir des cartes d'identité par leurs amis de la mairie en même temps qu'ils avaient obtenu leurs cartes d'alimentation et leurs tickets. Je leur déclinais mon identité et nous décidions de faire équipe ensemble ce qui pouvait être utile pour franchir la ligne de démarcation. J'avais de l'argent et eux des papiers et des cartes d'alimentation, nous nous complétions fort heureusement.

Durant notre trajet jusqu'à VESOUL, un contrôleur des chemins de fer que nous questionnions sur le passage de la fameuse ligne, se montra très complaisant.

Après quelques demandes il nous dit :

" - Je vois ce que vous êtes, je ne vous en demande pas plus long, vous êtes sur la bonne voie : ARBOIS, POLICHY, couchez à VESOUL, se méfier des Allemands qui sont dans cette ville et allez à tel café qui est sûr. Pour faciliter votre voyage je vous supplémente tout de suite vos billets jusqu'à BESANÇON, ce qui vous évitera d'aller le chercher au guichet de la gare ".

Ainsi fut fait et la suite nous apprit que les conseils de cet employé si sympathique étaient excellents.

À VESOUL, après avoir stationné au café indiqué, nous trouvons un restaurant où l'on dîne tranquille et une auberge où nous avons pu dormir sans formalités. Comme toujours, nous la quittons avant le jour, le 4 avril pour aller prendre le train vers 6 H 30. Là jusqu'à BESANÇON voyage sans histoires, sauf un énorme retard du train. Nous risquons de manquer l'autocar d'ARBOIS qui part à 10 heures à la gare d'autocars.

Un Bisontin complaisant qui était dans notre compartiment nous y conduit bénévolement dans un BESANÇON morne et craintif. Au passage, sur une maison, une étiquette rouge annonçant l'exécution d'un de ses habitants pour avoir saboté la voie ferrée.

Nous arrivons à la gare des cars, le notre part dans dix minutes, nous obtenons trois places et nous filons. En route pas de contrôle bien qu'on nous ait dit que deux fois par semaine, il y en avait un. La région très belle s'est vidée de troupes parties à l'attaque de la YOUGOSLAVIE la semaine précédente.

 

 

À MIDI ARBOIS - ARRIVÉE EN FRANCE LIBRE

Ici, comme partout, avec la même prudence, nous filons vite dans une petite rue, nous trouvons un restaurant.

Rapide irruption, nous demandons à déjeuner en glissant dans une arrière boutique et montrant nos cartes d'alimentation. La patronne, femme d'un certain âge nous installe tandis que nous lui demandons s'il y a du trafic sur la ligne.

Elle nous répond que si la question nous intéresse on en reparlera.

Pendant le repas, sur une table en face de nous, deux hommes s'installent, l'un face à nous me dévisage. Il est jeune 16 à 17 ans… Puis il part.

À la fin survient un second jeune homme, même âge, qui s'adressant directement à moi me demande si c'est moi qui désire des renseignements sur la ligne. Je passe dans une pièce à côté, avec lui, et là il me dit :

- " Je fais le trafic du passage, mais je ne puis le faire gratuitement ".

J'opine et je passe marché pour mes camarades et moi pour 450 francs. Je veux payer la moitié de suite, mais il refuse me disant :

" - Tout de l'autre côté. Maintenant il faut changer de crémerie ajoute-t-il, on va venir vous chercher ".

Nous demandons à notre guide de nous éviter de passer près d'un poste allemand et d'utiliser des cheminements à travers champs et bois : c'est convenu.

Il m'explique que la ligne est actuellement gardée par des douaniers renforcés de chiens, et que les militaires des troupes de montagne viennent de partir, néanmoins que le service est assez serré. Peu après, survient un troisième homme, un ancien matelot qui a roulé sa bosse dans les milieux des ports et a une voix quelque peu enrouée avec un accent faubourien.

Au demeurant un homme qui s'est montré sûr et qui est roublard avec l'autorité occupante. Il nous a conduits dans un hôtel restaurant ou dans un local du premier étage, servant aux banquets, nous restons avec lui tranquillement tout l'après-midi. J'occupe ces loisirs forcés à faire avec lui une partie d'échecs qu'il semble affectionner. Nous dînons le soir dans une arrière salle à manger ; à travers une porte vitrée garnie d'un rideau, nous apercevons la grande salle où des Officiers allemands sablaient le champagne, dans la foule de nombreux convives.

Nous couchons dans cet hôtel car le deuxième guide est venu nous dire qu'il serait préférable de passer demain plutôt que ce soir. Nous donnons notre accord mais j'avais exigé de ce guide que notre équipe passe seule. Notre guide y consent et ajoute : en cas de rencontre avec une patrouille, ne pas fuir, jeter ses papiers et se laisser arrêter. On parlemente. Si l'arrestation est maintenue, on en est quitte pour faire un ou deux mois de prison à ARBOIS.

Mes deux nouveaux coéquipiers, mineurs de LONGWY me disent qu'ils n'avaient pas l'intention de se laisser arrêter et que s'il n'y avait que deux ou trois militaires, ils étaient prêts à s'en débarrasser par la force pour franchir la ligne.

Nous sommes tombés d'accord tous les quatre sur ce point sans en souffler mot à nos passeurs.

Après une nuit de repos dans un lit excellent, le 5 avril à 5 H 30, notre guide se présente avec le premier jeune homme venu au restaurant. Tous deux marchent en tête ; notre équipe les suit, échelonnée en file indienne, marche silencieuse, attentive à pas feutrés et contournant les villages ; sous le soleil qui se lève nous traversons des près, des vignes, des bois, des ruisseaux pour dépister les chiens. Nous franchissons vers 7 heures la ligne bénie, sans avoir eu d'autre alerte qu'une lueur de lampe veilleuse d'un phare de douanier aperçue à temps pour quitter le chemin que nous suivions. La pluie venue nous a aidés dans notre dernière péripétie avec les allemands.

À 7 heures nous atteignons un grand moulin où l'on fait du pain.

C'est la FRANCE LIBRE !

Notre joie est indicible. Nous réglons nos comptes avec nos guides que nous remercions chaleureusement.

Notre équipe arrive au poste. Nous y somme accueillis à bras ouverts par le Maréchal des Logis de Gendarmerie PARET et le gendarme PRUDENT de la Brigade de VADAMS (Jura). L'un d'eux va au village voisin et nous rapporte des œufs et du pain que nous mangeons avec plaisir. Tout semble beau sous les trois couleurs retrouvées.

Ils commandent une auto qui nous conduit à POLIGNY où nous nous présentons au Lieutenant Colonel BILLIERE, notre équipe se disloque, nos deux mineurs ivres de bonheur vont rester là pour se faire démobiliser.

Notre bûcheron court aux compagnons de FRANCE chercher du travail.

À POLIGNY, j'envoie un télégramme à ma femme.

" Évadé arriverai dans deux jours "

Je me rends à BOURG pour me présenter dans l'après-midi au Général RACT-MADOUX commandant la 7e division.

Le soir je roule vers LYON et le lendemain matin je suis à CLERMONT-FERRAND chez moi vers 5 heures après un voyage de nuit.

En considérant cette aventure rétrospectivement, je reste persuadé que toutes questions de préparation et d'entraînement mises à part, je n'ai pu surmonter les difficultés que j'ai rencontrées que par une aide de la providence.

Sur les vingt-quatre Officiers qui ont utilisé le souterrain pour s'évader, à ma connaissance, seulement sept ou huit seulement ont pu réussir à gagner la France. Parmi eux :

- Le Capitaine HELOIRE
- Le Lieutenant de CASTRIES
- Le Lieutenant AOUACH
- Deux Officiers de LYON
- Le Lieutenant George MARCEL

Il est bon de souligner, comme je l'appris après mon arrivée en FRANCE que les Allemands avaient alerté par radio toutes les gares d'ALLEMAGNE pour être vigilantes car ils pensaient que près de soixante Officiers étaient partis par le tunnel ; aussi un certain nombre de nos camarades évadés ont été traqués et parmi ceux qui ont réussi quelques-uns ont eu des aventures comparables aux miennes et quelque fois plus dramatiques.

Mes premiers compagnons d'équipe BOUTEILLIER et MOURA ont été rapatriés en FRANCE, comme techniciens quelques mois après cette aventure.

Le Colonel DAMIDOUX a essayé à nouveau de s'évader. Il a été envoyé à la Citadelle de KOLDITZ d'où l'on ne sort plus… puis à la fin de la guerre dans un camp de la BALTIQUE où les S.S. voulaient faire brûler vif les Officiers prisonniers au moment de la débâcle allemande ; mais l'arrivée victorieuse des troupes Américaines leur sauva la vie.

 

 

Silesie Morne Plaine - de la  Vaissière -Le général de brigade Antoine Monne

Antoine Monne

Général de Division

Membre de l'Organisation de la Résistance de l'Armée Française (ORA)

Commandeur de la Légion d'honneur

Croix de guerre 1914-1918 - deux citations à l'ordre du régiment

Croix de guerre 1939 - 1945 avec trois citations : une à l'ordre du régiment et deux à l'ordre de l'armée

Croix des TOE , deux citations : une à l'ordre du régiment et une à l'ordre de l'armée

Croix du combattant 1914-1918

Médaille commémorative 1914-1918

Médaille des évadés

Médaille de la Syrie-Cillcie

Médaille Interalliée

 

           

Campagne de 1940 : Évasion de l’OFLAG IVD en Silésie par le Gal Antoine Monne

   contact : monne (-at-) monne.fr